La viande était définitivement le bon choix, pensez-vous, alors que la graisse coule sur votre menton. La viande est froide et pas assez cuite, vous devez donc la saisir des deux mains pour la déchirer avec vos incisives. Elle éclate en morceaux, remplissant votre bouche de sang et votre gorge de nœuds de cartilage déchiquetés et de longues fibres musculaires. Vous prenez de grosses bouchées, presque trop grosses pour les avaler, si grosses que vous vous étouffez avec cette bouillie de viande et en recrachez une partie dans votre cavité nasale. Vous éternuez une corde gluante de chair et de phlegme. Vous vous arrêtez un moment pour essuyer votre visage, mais votre menton reste glissant après avoir balayé le désordre. Des éclats de viande se coincent entre vos dents pendant que vous mastiquez avec un enthousiasme bestial. Vous utilisez votre ongle pour les déloger.

> Achevez.

Une partie du sang a coagulé à la surface de l'assiette. Vous l'attrapez des mains de Calliope et la lèchez propre. Elle vous regarde—calme, impassible, étrangère. Roxy s'est penchée en avant pour examiner votre festin sale, ses yeux grands ouverts et intenses. Vous les fixez en retour, les mains couvertes de matière organique huileuse et de fragments de peau grillée. Le sang sur vos mains est si fluide qu'il ressemble à une sorte de Kool-Aid huileux qui s'accumule dans votre paume.

> Pensez, soudainement, à toutes les horribles atrocités commises par Lord English.

Bon Dieu, ce type est le pire. Le souvenir de son visage stupide, de son art affreux et de toutes les abominables calamités qu'il a causées à travers plusieurs univers et lignes temporelles fait que votre repas commence à te remonter à l'estomac. La viande repose là comme une grosse masse graisseuse—un trou noir éclatant l'univers autour de lui. Vous avez l'impression que des pierres se retournent dans votre ventre et votre bouche commence à saliver, chaude et acide. Le goût de l'air de l'après-midi change autour de vous et devient trop chaud, presque étouffant. Vousu ravalez une gorgée de bile âcre alors que vos yeux se brouillent et perdent leur concentration.

> Vous savez ce que vous devez faire.

Bien sûr que vous savez. Quel genre de type seriez-vous si vous restez ici, alors que vous seul êtes capable d'accomplir cette tâche macabre ? Un type bien minable, qui vient d'éternuer un morceau de viande crue devant une fille pour laquelle vous aviez autrefois un énorme béguin.

Roxy se recule et prend une grande inspiration. C'est un souffle très léger, et sa lèvre inférieure tremble un peu lorsqu'elle l'aspire. Elle semble déçue, bien que vous pouviez, comme d'habitude, mal interpréter ses émotions. Calliope semble... eh bien, son visage est un crâne souriant en permanence. Que Dieu vous damne si vous arrivez à deviner ce qu'elle pense.

Personne ne dit rien pendant un moment. Une brise agréable descend des collines. Au loin, le clocher sonne deux coups. Vous remarquez qu'un groupe de Carapaciens s'est arrêté pour vous regardez avec fascination, leurs yeux perlés rivés sur vous. Le devant de votre chemisier est taché de larges plaques sombres et visqueuses de viande. Doux Jésus, pourquoi avez-vous dû manger cette viande comme un porc?

Calliope referme le panier de pique-nique et se lève. Roxy la suit, prenant à nouveau la main de Calliope dans la sienne.

> Dites au revoir?

Aucune d'elles ne répond. Vous les regardez l'une après l'autre, puis à nouveau. Un rot bruyant échappe de votre gueule, vous prenant complètement par surprise. L'attaque gastro-intestinale libère un nuage invisible d'odeur de protéines mâchées dans le parc public. La grosse boule de muscle se tord et gronde dans votre ventre comme une marmotte indisciplinée, piquée mais réticente à sortir voir son ombre. Ugh, pourquoi pensez-vous à ça?!

> Faites-leur un câlin, imbécile.

YVous hésitez quelques instants, trop longtemps. Quand vous allez pour les enlacer, elles se sont déjà retournées, vous laissant planté là au milieu du parc, les bras à moitié levés, enserrant le vide. C'est tellement pathétique que les Carapaciens qui vous espionnaient finissent par s'éclipser, submergés par leur embarras par procuration. Vous ne saviez même pas qu'ils pouvaient être embarrassés.

Vous laissez tomber vos bras et soupirez. Il est temps d'y aller.

Avant de partir, vous voles chez vous et jettez un dernier coup d'œil au Village des Salamandres. Vous inspirez l'air frais et pur, écoutez les tuyaux résonner, vous imprègnez de la lumière non filtrée du soleil. Ensuite, vous rentrez à l'intérieur pour vous nettoyer, car vous aviez l'impression d'avoir fait des anges de neige face contre terre dans l'abattoir le plus mal tenu du monde. Vous vous rendez dans votre salle de bain et vous lavez tout le visage. Mais, d'une manière ou d'une autre, vous ne vous sentez toujours pas propre. Une couche invisible d'huile semble adhérer à presque chaque centimètre carré de votre corps, peu importe à quel point vous frottez.

Vous allez à votre bureau et sortez du papier à lettres.

> Écrivez : "chère roxy,"

Vous n'avez jamais écrit une lettre aussi vite, ni avec une telle clarté de cœur et d'esprit. Quand vous avez fini, vous en écrivez neuf autres. Vos mains laissent des taches de graisse sur le papier.

Vous laissez dix enveloppes sur votre lit, disposées en cercle avec les noms de vos dix amis les plus proches écrits dessus. Puis, sans aucune fanfare, vous laissez derrière vous tout ce monde idyllique que vous avez créé et vous vous zappez de nouveau dans le canon.